Le néerlandais face à l’anglais
Ces jours-ci, je donne des cours à Paris, notamment sur la formation des mots en néerlandais, sur les dialectes, et sur la politique linguistique aux Pays-Bas,. Ce texte est un résumé de ce dernier sujet.
Aux Pays-Bas, pays réputé pour son ouverture et son pragmatisme, l’omniprésence croissante de l’anglais ne fait plus consensus. Elle cristallise désormais les tensions autour de l’identité nationale et interroge la place du néerlandais, langue « moyenne » parmi d’autres en Europe, face à l’irrésistible ascension de l’anglais globalisé. Un débat qui dépasse largement les frontières néerlandaises et touche au cœur de la diversité linguistique du continent.
L’hégémonie de l’anglais à l’échelle mondiale ne résulte pas seulement de l’héritage colonial britannique ou du « soft power » américain. Elle s’alimente aussi d’un puissant mécanisme auto-entretenu, souvent qualifié d’« effet réseau » : plus l’anglais est parlé, plus sa maîtrise devient un atout indispensable. Avec plus d’un milliard de locuteurs non natifs, cette langue bénéficie d’un moteur démographique sans équivalent. Paradoxalement, le Brexit n’a guère entamé cette suprématie ; l’anglais, langue officielle en Irlande et à Malte, a même pu y gagner une image de neutralité accrue au sein de l’Union européenne.
Plusieurs facteurs historiques et culturels expliquent la réceptivité particulière des Pays-Bas à l’anglais. Avec seulement 22 millions de locuteurs natifs (répartis entre les Pays-Bas, la Flandre belge et le Suriname), l’aire néerlandophone est démographiquement modeste, la rendant structurellement plus perméable aux influences extérieures. La proximité linguistique entre le néerlandais et l’anglais, deux langues germaniques occidentales, facilite indéniablement l’appropriation. S’ajoute à cela une longue tradition néerlandaise d’ouverture commerciale et internationale, qui a forgé un pragmatisme linguistique assumé.
Issu d’un creuset complexe de tribus germaniques (Francs, Saxons, Frisons), le néerlandais a toujours coexisté avec d’autres idiomes. Les échanges commerciaux médiévaux et les rivalités maritimes avec l’Angleterre ont laissé des traces lexicales profondes (des mots comme skipper, yacht ou brandy témoignent de cet héritage néerlandais en anglais) et culturelles. Après 1945, l’influence américaine n’a fait qu’amplifier cette dynamique anglophone.
Le français moins « utile »
C’est aujourd’hui dans le champ éducatif que la controverse sur l’anglicisation est la plus vive. Dans l’enseignement supérieur néerlandais, les cursus intégralement dispensés en anglais sont devenus hégémoniques, en particulier dans les sciences, l’économie et l’ingénierie. Un choix stratégique visant à attirer les étudiants étrangers et à améliorer le classement international des universités. Mais cette politique soulève de vives inquiétudes : risque de nivellement par le bas du niveau académique, barrière linguistique pour les étudiants néerlandais moins à l’aise, pression immobilière accrue due à l’afflux d’étudiants internationaux. Un bras de fer politique agite actuellement le pays, exacerbé par l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement dominé par une droite radicale déterminée à réduire drastiquement la place de l’anglais à l’université.
Dans le secondaire, on observe une floraison parallèle d’établissements bilingues néerlandais-anglais : près d’un quart des lycées proposent désormais plus de la moitié des matières en anglais. Ces filières, très prisées des familles désireuses d’offrir un avantage compétitif à leurs enfants, posent néanmoins question : ne sont-elles pas le ferment d’un nouvel élitisme éducatif ? Ne préparent-elles pas les élèves à poursuivre leurs études en anglais, au détriment de la maîtrise de leur langue maternelle ?
Conséquence indirecte mais préoccupante de cette omniprésence de l’anglais : le déclin spectaculaire de l’enseignement des autres grandes langues européennes, notamment le français et l’allemand. Perçues comme moins « utiles » par les élèves face à l’anglais universel, ces langues entrent dans un cercle vicieux : la baisse des effectifs entraîne une pénurie d’enseignants qualifiés, qui réduit encore davantage l’offre de formation. C’est une érosion significative du plurilinguisme européen, pourtant essentiel à la vitalité culturelle et intellectuelle du continent.
Une société néerlandaise à l’heure anglaise
Dans le monde du travail, surtout dans les métropoles comme Amsterdam ou Rotterdam et au sein des multinationales, l’anglais s’impose fréquemment comme langue véhiculaire. Cette réalité façonne des « bulles » anglophones où il devient possible de vivre et travailler sans maîtriser le néerlandais. Si les Néerlandais sont fiers de leur excellente maîtrise de l’anglais – souvent classée parmi les meilleures au monde pour des locuteurs non natifs –, ils expriment aussi une certaine lassitude face au réflexe quasi systématique du « switch » : ce basculement immédiat vers l’anglais en présence d’un étranger, qui peut décourager l’apprentissage du néerlandais.
La visibilité de l’anglais dans l’espace public (publicité, enseignes, signalétique aéroportuaire à Schiphol) a longtemps nourri des débats passionnés. Une inflexion semble toutefois s’amorcer récemment, avec une réaffirmation plus marquée du néerlandais aux côtés de l’anglais, signe d’une prise de conscience identitaire.
La culture populaire aux Pays-Bas demeure profondément marquée par l’influence anglo-saxonne (cinéma, musique, littérature). Les jeunes générations, notamment via des plateformes comme TikTok, lisent de plus en plus directement en anglais, défiant le marché de l’édition néerlandophone. Cependant, un contre-courant se dessine avec la résurgence notable de la musique populaire en néerlandais (le « Nederpop »), interprétée comme un besoin de réaffirmer une singularité linguistique et culturelle.
En Flandre belge, l’approche est différente. L’histoire de la lutte pour l’émancipation linguistique face au français a forgé une politique plus volontariste de protection du néerlandais, freinant l’anglicisation observée aux Pays-Bas. Au Suriname, ancienne colonie néerlandaise, le néerlandais, bien que langue officielle, s’inscrit dans une mosaïque linguistique complexe où l’anglais et surtout le sranan tongo, créole local, jouent un rôle prépondérant au quotidien.
Quel avenir pour les langues « moyennes » en Europe ?
Le cas néerlandais illustre crûment un dilemme qui traverse toute l’Europe : quel paysage linguistique souhaitons-nous construire ? Faut-il s’accommoder d’un bilinguisme de fait (langue nationale + anglais), au risque d’un appauvrissement généralisé, ou bien œuvrer activement à la préservation d’un plurilinguisme riche et diversifié ?
Des pistes existent, telle l’idée d’une « justice linguistique » européenne, avancée par le philosophe Philippe Van Parijs, qui suggérerait que les pays anglophones contribuent au financement de l’enseignement de l’anglais ailleurs. Mais ces débats fondamentaux peinent à émerger et à structurer les politiques publiques.
Aux Pays-Bas, le véritable enjeu n’est sans doute pas la disparition imminente du néerlandais, mais plutôt la recherche d’un équilibre précaire entre l’indispensable ouverture internationale et la sauvegarde d’une identité culturelle propre, intrinsèquement liée à la langue. La manière dont ce pays navigue dans ces eaux tumultueuses offre une leçon précieuse pour penser l’avenir linguistique de l’Europe tout entière.
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